C'est l'expérience la plus radicale que la société israélo-arabe ait subie.
Dernière mise à jour : 24 déc. 2021
Avec une détermination tranquille, le leader du parti Ra’am poursuit la redéfinition de l'identité du public arabe d'Israël
Michael Milshtein
17 Décembre, 2021
Haaretz
Traduit par David Cohen

Abbas, photographié plus tôt cette année, lors des négociations de la coalition, est devenu le politicien arabe le plus influent de l'histoire d'Israël. Crédit : Ofer Vaknin
Il y a trois semaines, le leader du parti Ra’am, le Dr Mansour Abbas, a lancé l'une des bombes politiques les plus dramatiques qu'on ait entendues dans le discours israélien depuis quelques années. Étonnamment, il n'a attiré que très peu d'attention de la part du public juif ou arabe. Au cours d'une interview orageuse dans le studio du site d'information Kul al-Arab, basé à Nazareth, qui traitait de l'intégration du parti Ra’am dans la coalition gouvernementale, Abbas a déclaré : « Que cela nous plaise ou non, Israël est un État juif, et mon objectif central est de définir le statut des citoyens arabes du pays. Je me considère comme un citoyen au sens plein du terme, qui mérite de recevoir tous les droits civils. »
Les propos d'Abbas illustrent la révolution qu'il cherche à faire avancer et montrent pourquoi il est une figure si exceptionnelle dans la politique israélienne : aucun homme politique arabe en Israël ou ailleurs n'a parlé en ces termes jusqu'à présent. Rappelons-le, la reconnaissance d'Israël en tant qu'État juif constitue l'une des principales demandes de l'ancien Premier ministre Benjamin Netanyahou à l'Autorité palestinienne – une demande qui a été systématiquement et totalement rejetée par le président palestinien Mahmoud Abbas.
L’approche articulée par Mansour Abbas pourrait signaler un changement fondamental dans l’autodéfinition des citoyens arabes d’Israël et conduire à la reformulation de leur attitude envers l’État. Après des décennies au cours desquelles les Arabes d'Israël ont soit adhéré à la vision d'un « État de tous ses citoyens », ce qui signifie en pratique saper l'identité juive originelle d'Israël, ou ils ont exhorté le séparatisme et le mépris de l'État (une approche préconisée par la branche nord du Mouvement islamique et par le mouvement Bnei Hakfar) – le leader de Ra’am propose une alternative : l'autodéfinition de la population arabe comme une minorité qui s'accroche à son identité nationale palestinienne mais est prête à s'intégrer à Israël tout en exigeant l'intégralité des droits civiques.
C'est profondément déroutant. Comment un parti islamique conservateur, largement méconnu par le public juif, a-t-il réussi à s'intégrer dans la scène politique nationale là où les autres partis et politiciens arabes ont échoué ? La réponse à cette question réside avant tout dans le simple fait qu'Abbas tient à la lettre les promesses électorales de son parti : briser le vieux tabou arabe contre l'appartenance à une coalition gouvernementale au pouvoir ; de n'être dans la poche d'aucun camp politique (notamment pour éviter l'identification automatique des Arabes au camp de gauche, approche qui a conduit Abbas à flirter politiquement avec le Likoud avant de rejoindre une coalition dirigée par Naftali Bennett et Yaïr Lapid); et d'acquérir une influence sans précédent sur le processus décisionnel en Israël, ce qui a produit déjà des réalisations concrètes pour la communauté arabe, notamment dans l'allocation des ressources. En changeant les règles du jeu, Abbas a créé une situation sans précédent : après des décennies de retranchement d'un point de vue extérieur, la politique arabe est désormais divisée en deux camps clairs d'opposition et de coalition.
Une analyse approfondie montre que le secret de la réussite d'Abbas est en grande partie lié à la doctrine défendue par le mouvement des Frères musulmans, qui lui permet de modifier le point de référence du collectif arabe vis-à-vis de l'État. Abbas ne veut pas faire partie d'une nouvelle collectivité entièrement israélienne qui assume une identité supranationale ; il cherche à solidifier le statut de la citoyenneté arabe, en particulier auprès des musulmans (84 pour cent de la population arabe d'Israël) en tant que minorité avec des droits égaux au sein de l'État juif.
Il est important de rappeler que Ra’am est avant tout le bras politique d'un mouvement religieux public - la branche sud du Mouvement islamique d'Israël - qui est prêt à s'intégrer au système politique de l'État (contrairement à la branche nord désormais interdite). Il s'ensuit que l'approche du parti requiert un fondement religieux. A cet égard, particulièrement notable, est la dépendance du parti vis-à-vis du courant Wassatiya (« équilibré »), qui représente une approche modérée dans le camp des Frères musulmans, et du Fiqh al-Aqalliyyat, un discours religieux incisif qui s'est développé au cours des dernières décennies, en particulier dans les pays occidentaux, en réponse aux défis auxquels sont confrontées les minorités musulmanes vivant sous des régimes non musulmans.
La majorité des sages religieux qui se sont prononcés sur le sujet ont tenté de faciliter la vie des musulmans dans cette situation complexe, de leur permettre de mener une vie régulière et même d'acquérir une influence dans leur pays, sans violer les préceptes de la Charia. Ainsi, les règles religieuses du Fiqh al-Aqalliyyat permettent aux musulmans des pays occidentaux de participer au gouvernement local, tant que leur but est d'améliorer les conditions de la communauté musulmane (Maslahah, dans l'intérêt public). Certaines décisions ont même autorisé le service des musulmans dans les armées occidentales, à condition que cela n'implique pas de lutter contre les musulmans.
Le Ra’am n'aurait pas pu rejoindre le gouvernement sans recevoir un sceau d'approbation islamique. Le chef de la branche sud, Cheikh Hamed Abu Daabas (un spécialiste du droit religieux de la ville bédouine de Rahat, dont le mandat dans l'organisation se termine le mois prochain), a expliqué dans ce contexte que « Moïse a parlé simultanément avec son peuple et avec Pharaon. " Alors qu'Abbas, qui est aussi officiellement le deuxième adjoint du leader du mouvement, s'appuie sur le point de vue de son défunt fondateur, Cheikh Abdallah Nimr Darwich, selon lequel les Arabes en Israël sont « dans le ventre de la baleine », et en tant que tels ils ne devraient pas prêcher aux musulmans (en dehors d’ Israël) la façon dont ils devraient mener leur vie, mais exiger de ceux qui ne vivent pas dans la réalité complexe des musulmans en Israël d'éviter d'intervenir dans leurs affaires.

Cheikh Abdallah Nimr Darwish, fondateur du Mouvement islamique d'Israël, en 2015.Crédit : Tomer Appelbaum
Le poids de Cheikh Darwish en tant que source d'autorité et de légitimation pour tous les agissements de Ra’am mérite d'être considéré. L'histoire de sa vie est l'incarnation de l'histoire du mouvement islamique en Israël. Darwish s'est engagé dans sa voie à la fin des années 1970 dans une organisation qui, sous l'inspiration de la Révolution islamique en Iran, a prôné un djihad violent contre Israël. Il a été emprisonné, et pendant son incarcération a subi une profonde métamorphose qui l'a conduit à adopter l'approche inverse : l'acceptation de l'État d'Israël avec l'aspiration à s'y intégrer. Le résultat a été la scission du mouvement en 1996, suite à la décision historique de Darwish de participer à une élection nationale – et depuis lors, Ra’am est représentée à la Knesset.
En effet, Ra’am est composé de multiples dimensions et de nombreuses contradictions. Contrairement à la plupart des partis politiques arabes en Israël, à l'exception de Hadash (le parti communiste), Ra’am joue un rôle large et dynamique dans le cadre d'un vaste alignement civil des sociétés caritatives, des mosquées et des clubs de femmes et de jeunes. Ra’am est un organe soumis aux injonctions des autorités religieuses, mais est également géré sur une base pleinement démocratique, centrée autour des élections au sein des institutions dirigeantes du mouvement. Il est à la fois le représentant de la périphérie sociale (la communauté bédouine du Néguev, dont Ra’am a recueilli près de la moitié de ses voix aux dernières élections), mais aussi de l'état d'esprit qui prévaut dans la société arabe - à savoir, une aspiration à élargir son intégration et son influence dans le pays : plus de 80 pour cent des citoyens arabes d’Israël le préconisent, selon une enquête menée cette année par l'Institut israélien de la démocratie.
La stratégie d'Abbas peut donc être qualifiée de « révolution conservatrice », impliquant la refonte des relations judéo-arabes dans le pays et définissant le statut des Arabes, bien que dans un emballage religieux, du moins pour l'instant.
Condamnation de toutes parts
Abbas ne veut pas faire partie d'une nouvelle collectivité entièrement israélienne qui porte une identité supranationale ; il cherche plutôt à consolider le statut de la citoyenneté arabe, en particulier des musulmans, en tant que minorité avec des droits égaux dans l'État juif.
Comme il fallait s'y attendre, la cooptation de Ra’am dans la coalition l’a mis dans un champ de mines. Abbas s'est soudain retrouvé largement dénoncé dans la société arabe. La Liste arabe unie (les trois autres partis arabes à la Knesset) le condamne en raison de sa volonté d'accepter la politique israélienne sur les Palestiniens, tandis que les fidèles à la branche nord du Mouvement islamique le réprimandent pour avoir rejoint une coalition, dont certains membres sont issus de la communauté LGBT (qui, dans le discours islamique, sont appelés shawaz – « pervers »). Il est aussi vivement critiqué pour son manque d'agressivité à la lumière de ce qu'on appelle la « prise de contrôle par Israël du Haram al-Sharif » (Mont du Temple), et pour la flexibilité dont il a fait preuve à l'égard d'un projet de loi qui assouplirait les restrictions existantes sur la vente. de cannabis. Des intellectuels laïcs tels que Raef Zreik et Muhammad Abu Samra, tous deux bien connus du public arabe, soutiennent qu'Abbas transforme ses membres en « musulmans israéliens », brouillant ainsi leur identité nationale palestinienne et sapant leur statut de citoyen de l'État.
Les critiques acerbes adressées à Abbas ne se limitent pas aux pages éditoriales (ou les bancs de la Knesset). Il y a un an, il a été battu lors d'un rassemblement à Umm al-Fahm, et depuis lors, il a évité les grands événements, tels que le Jour de la Terre, le Jour de la Nakba et les rassemblements pour commémorer les troubles d'octobre 2000, qui ne sont pas sous les auspices du mouvement islamique.
Abbas suscite également la suspicion dans la société juive. Bezalel Smotrich, Itamar Ben-Gvir et d'autres députés de droite affirment qu'il cherche à promouvoir les objectifs du Mouvement islamique sous couvert d'intégration dans la société israélienne. La forte pression exercée sur le parti pour qu'il se dissocie des « terroristes » oblige Ra’am à entreprendre des démarches qui ont eu un prix dans la rue arabe : il s'agit notamment d'une déclaration selon laquelle la coalition survivra (avec la participation de Ra’am) même dans l'éventualité:
- d'une opération militaire dans la bande de Gaza (une déclaration qui a rendu furieux le Hamas, qui répugne généralement à attaquer Ra’am) ;
- du soutien de Ra’am à l'utilisation des services de sécurité du Shin Beth pour combattre le crime et la violence dans la société arabe, et pour réhabiliter les relations entre les citoyens arabes du pays et la police (tout en se lançant dans une autocritique inhabituelle contre la tendance de ces citoyens à blâmer l'État et la police pleinement pour la violence généralisée);
- d'une condamnation par Ra’am des actes de terrorisme; et
- d' une visite d'Abbas à une synagogue de Lod qui a été incendiée lors des émeutes de mai dernier et sa promesse qu'il travaillerait pour sa rénovation.
Abbas résume son activité par un proverbe arabe : « Je suis venu pour manger du raisin [ce qui signifie récolter des réalisations pratiques], et non pour tuer le garde [ce qui signifie brandir des slogans].
De cette façon, Abbas est devenu l'homme politique arabe le plus influent de l'histoire d'Israël et est une figure bien connue de la population juive, ce qui lui a valu une usurpation d'identité régulière dans l'émission satirique « Un pays merveilleux ». Tout cela s'est produit en peu de temps – cela fait moins de deux ans que Ra’am a quitté la Liste arabe unie et a déclaré qu'elle s'engageait dans une nouvelle voie sous les slogans « ni à droite ni à gauche » et un « parti influent, réaliste et conservateur. "

Des habitants arabes manifestent contre les violences policières, à Umm al Fahm en mars dernier. Crédits : rami shllush
Ces développements constituent l'une des expériences politiques et publiques les plus importantes qui ont eu lieu en Israël depuis quelques décennies. Au centre, se trouve un effort pour redéfinir l'identité de la minorité arabe en Israël, parallèlement à une reformulation actuelle de sa relation avec l'État, dans le cadre de laquelle l'intégration et les réalisations matérielles sont prioritaires sur l'adhésion aux principes idéologiques.
Cela est également évident dans l'ampleur de l'intervention d'Abbas dans la question palestinienne. Plus limité par rapport aux membres de la Liste arabe unie, il est aussi largement conforme à l'ordre des priorités du public arabe aujourd'hui, comme le montrent de nombreux sondages d'opinion. Ce n'est pas un cas d'indifférence envers les Palestiniens, mais plutôt la concentration sur la résolution des problèmes quotidiens, en particulier, le fléau du crime et de la violence (dans les communautés arabes).
Cependant, la doctrine islamique qui permet à Ra’am de s'intégrer plus confortablement dans la société israélienne pose également des difficultés au parti. Ra’am est totalement identifié au public musulman et a du mal, au moins actuellement, à rassembler le soutien des musulmans non religieux, sans parler des chrétiens et des druzes. Cet état de fait suscite une discussion au sein du parti sur la nécessité de remodeler son caractère afin qu'il puisse se présenter comme le représentant de l'ensemble de la population arabe.
La stratégie d'Abbas a également fait l'objet de nombreuses critiques de la part de personnalités de sa propre branche sud du Mouvement islamique, qui ont du mal à accepter l'ampleur du changement qu'il fomente. Un haut responsable de cette branche que j'ai rencontré récemment a comparé les développements au tremblement incessant d'une vieille table, à la suite de laquelle tous les objets qui s'y trouvent sont réarrangés - ou tombent au sol. Si l'expérience d'Abbas réussit, a affirmé cette source, un modèle pourrait émerger qui balayera de nombreux membres de la communauté arabe, y compris ceux qui n'ont jamais été des partisans de Ra’am. Aux yeux de nombreux Arabes en Israël, c'est en fait la dernière chance de créer une sorte d'horizon de coexistence. Cependant, si l'expérience échoue, a dit mon interlocuteur, les deux peuples risquent d'être entraînés dans un affrontement qui sera plus féroce que celui de mai dernier.
Le public juif doit regarder Ra’am sobrement. Les hauts responsables du parti possèdent une identité nationale palestinienne, sont culturellement et socialement pieux et conservateurs, et en tant que membres actifs du mouvement islamique, ils considèrent qu'il est important de protéger les lieux saints de l'islam, notamment le mont du Temple, dont Abbas, lui aussi, maintient qu'il appartient uniquement aux musulmans. Dans le même temps, Ra’am offre le message le plus rafraîchissant sur les relations judéo-arabes qui ait été avancé en Israël au cours des dernières décennies, et a fait preuve d'une volonté sans précédent de s'intégrer dans l'État sans chercher à saper son caractère original.
Le message de changement que beaucoup aspiraient à la fois dans la société juive et arabe est arrivé, mais l'identité de son porteur est différente de ce à quoi beaucoup s'attendaient. L'expérience que mène Ra’am intervient à un moment critique des relations entre Juifs et Arabes, et constitue l'une des dernières opportunités pour forger une coexistence stable. Le succès initial pourrait restaurer la confiance perdue entre les deux sociétés, et à terme, elles feraient bien d'articuler leur statut respectif et leur relation, sous la forme d'une charte civile. Inversement, l'échec entraînera les deux peuples dans des profondeurs d'inimitié et de confrontation qui serviraient de preuve que 1948 est toujours un « livre ouvert », dans un sens désastreux.
Le Dr Michael Milstein est à la tête du Forum d'études palestiniennes au Moshe Dayan Center for Middle Eastern and African Studies, Université de Tel Aviv, et analyste principal à l'Institute for Policy and Strategy (IPS), Reichman University, Herzliya.